Du point de vue civilisationnel, quelle est la pertinence de Saint-Benoît pour nous? Il a indiqué l’ordre chrétien, la stabilité chrétienne et le culte chrétien public. Il a jeté les bases de la société chrétienne. Ceci a bien servi l’époque qui a suivi c’est-à-dire le long Moyen Âge. Benoît ainsi que sa règle s’adressent à des gens qui ont besoin d’être des pierres nouvelles dans l’édifice de la société chrétienne. Son art est de prendre le être humain « brut » et de le polir, de lui inculquer les fondations de l’ordre humain, de la raison humaine ainsi que celles de l’ordre chrétien nouveau. Dans ce sens c’est Benoît qui est le fondateur d’une grande partie de ce que sera le Moyen Âge. Certes nous aurons plus tard les ordres mendiants, mais Saint-Benoît reste la base de la société moyenâgeuse. La stabilité et la culture de la terre, l’emprise sur la terre elle-même (en prendre réellement possession) et le fait de la rendre chrétienne sont des éléments fondamentaux de Saint Benoît.
La question qui se pose aujourd’hui est celle de la pertinence pour notre monde d’un effort et d’une telle orientation pour notre monde. En disant cela, je pense aux Jésuites, et aux intuitions de saint Ignace. Très souvent on entend dire que le génie de saint Ignace a été d’offrir une « formule » adaptée au monde nouveau naissant, le monde de l’après moyen âge. Un monde qui bouge, qui est dans l’action, dans le développement etc. C’est la manière que nombre de Jésuites se perçoivent eux-mêmes ainsi que leur forme de vie et spiritualité. En effet, ils ont bien perçu les changements qui ont eu lieu au sortir du moyen-âge, et ils ont compris que ce que saint Ignace propose est adapté à la nouvelle forme de civilisation. L’homme bouge, il est plus individuel, il agit, il transforme la société. D’où aussi leur formule, profondément différente de la stabilité moyenâgeuse : contemplation dans l’action. L’action semble s’être imposée du dehors, par la réalité du monde et la contemplation a dû se chercher -tant bien que mal- un moyen d’insertion.
Si nous suivons la ligne de la croissance spirituelle (pensons par exemple au chemin proposé par sainte Thérèse d’Avila de l’entrée du château jusqu’à la demeure du Roi) et si nous l’appliquons à l’histoire de l’église, aux périodes de cette histoire, nous aurions une nouvelle manière à la fois de comprendre l’histoire et aussi et surtout de la périodiser. Ainsi, nous comprendrions mieux les époques passées, leur sens, leur raison d’être, ce qu’elles étaient sensées établir, nous permettre d’apprendre et d’intégrer, et, de manière très intéressante, cela nous permettra en un certain sens de comprendre notre temps, et les périodes qui devraient suivre pour justement nous permettre en tant qu’Eglise de vivre les étapes de croissance suivantes.

Le chemin de croissance spirituelle
Dans ce travail de méthodologie, chaque époque de l’histoire de l’Eglise correspondra à une étape de la vie spirituelle. Ainsi nous pourrons savoir, déterminer et prévoir ce qui pourra (ou devrait) se passer par la suite.
La question qui se pose aujourd’hui pour nous est celle de savoir discerner le temps et l’époque dans lesquels nous vivons, ainsi que les temps et les époques qui vont suivre et pouvoir ainsi disposer des outils nécessaires et adapté aux époques qui viennent.
Il me semble que la période caractéristique de la contribution de saint Benoît à la civilisation et à l’histoire de l’Eglise correspond à dans le chemin de croissance spirituel à l’époque qui précède l’appel du Christ (la seconde conversion). Son œuvre entend instaurer une période de croissance spirituelle qui correspond aux trois premières demeures de sainte Thérèse d’Avila.
Dans cette période, qui va de l’entrée dans le château de l’âme jusqu’à la fin des troisièmes demeures, ce qui est visé est d’abord les troisièmes demeures, leur stabilité, leur ordre et leur raisons chrétiens. La première finalité de cette période est d’abord cela. C’est en étudiant bien cette période de croissance spirituelle, et surtout en étudiant les troisièmes demeures que l’on comprendre l’immense horizon de l’œuvre de saint Benoît, ce qu’il essaye d’établir par sa règle. Il prend l’être humain à la porte de l’édifice, et le mène par sa règle, par le style de vie, par les composantes du style de vie (« ora et labora »), à l’ordre chrétien, à l’engagement et à la stabilité chrétienne. Comme disait le Bienheureux Marie-Eugène, la vie chrétienne d’une personne des troisièmes demeure est une vie totalement ordonnée, engagée dans la paroisse ou dans la communauté. Ce qui caractérise le chrétien à ce niveau c’est l’ordre et la raison. Un ordre chrétien et une raison chrétienne. Dans ce sens, l’apport de saint Thomas d’Aquin au niveau philosophique, au niveau des questions qui touche la nature (voir Chenu et ses chapitres sur la découverte de la nature au 12e et 13e) ne fait que développer ce point de départ de saint Benoît. D’ailleurs, ne l’oublions pas, la vie de saint Thomas est totalement marquée par saint Benoît : et son éducation première (dans une Abbaye Bénédictine) et la fin de sa vie (là où il meurt). La première partie de la vie de saint Thomas d’Aquin est tout à fait bénédictine, c’est la tradition dans laquelle il a été formé et c’est la manière de voir le monde qui est celle de saint Benoît qu’en grande partie il développe dans son œuvre.
Maintenant avons-nous besoin de continuer à nous attarder sur cet ordre chrétien ou plutôt ne faudrait-il pas nous concentrer sur les questions suivantes : le passage des troisièmes aux quatrièmes demeures et ce que cela suppose : la seconde conversion et l’entrée dans le surnaturel. Dans ce sens Benoît ainsi que Thomas donnent la main à sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix qui en fait nous montrent le sens de l’époque qui devrait suivre et ce qui la caractérise, ainsi que les étapes qui suivent. C’est en approfondissant à la fois l’étape suivante, ses caractéristiques de cette étape et les moyens dont il faut disposer pour avancer que l’on pourra comprendre notre époque et les suivantes.
Dans ce sens, l’étude de l’histoire de l’Eglise, ou si l’on préfère, la théologie de l’histoire, reçoit un outillage très utile, une méthode pour comprendre et pour périodiser tout à fait nouveaux ! Certes quand au tournant du premier millénaire, on a cherché à comprendre l’histoire (je pense à Raymond de Lulle et aux mouvements millénaristes) et on a souvent parlé de trois époques, une du Père, une autre du Fils et enfin une troisième pour l’Esprit Saint. Ceci dit, malgré une certaine pertinence, cette méthode de périodisation est très approximative et au final déficiente. Ce qu’il faut intégrer à la science de la théologie de l’histoire c’est l’outillage de la théologie spirituelle, celui du chemin, c’est-à-dire celui de cette nouvelle mesure du temps.