Vie mystique mariale de Ste Thérèse de Jésus [1]
Il existe une union à Marie au pied de la Croix, qui est une grâce appartenant aux sommets de la Vie Mystique[2]. Son [à Marie] degré de conformité au Christ, nul ne le dépassera, nul ne l’égalera. Au mieux, pourra-t-on s’en approcher…? Finalement, notre conformité au Christ ne sera-t-elle pas d’autant plus grande qu’elle se rapprochera de celle de Marie?[3] La conformité à Marie trouve sa perfection dans la conformité à N. D. de la Compassion[4]. La conformité à Notre Dame de la Compassion étant normalement un aboutissement, le couronnement d’une vie chrétienne[5], quel fut le cheminement personnel de Thérèse vers Marie?
Au Carmel, nous savons que tout cheminement spirituel a une phase active, fruit de l’effort nécessaire de l’homme vers Dieu, et une phase passive où l’homme subit l’action divine qui seule peut le mener à Dieu, les deux phases ou plutôt les temps de cette expérience pouvant être vécus simultanément. Le Père Marie-Eugène, dans un article, applique ce même cheminement à la vie mariale[6].
Chemin de Thérèse vers Marie (phase active)
Parler de la prière de Thérèse à Marie reviendrait à développer le paragraphe concernant son enseignement où elle livre sa propre expérience (page , § B). Comme ce serait trop long, on se contentera d’affirmer la profonde dévotion mariale de Thérèse:
-fruit de son éducation[7].
-qui s’épanouit par une consécration[8].
-qui s’approfondit par les épreuves[9].
-qui s’approfondit par la prière[10].
-qui aboutit à un long regard posé sur Marie[11] et spécialement sur les souffrances de Marie[12].
Chemins de la Vierge vers Thérèse (phase passive)
Quant aux interventions du Christ et de la Vierge, le plus simple est d’en revoir brièvement le film dans l’ordre chronologique.
Là, une évidence s’impose: toutes ces grâces mystiques sont ordonnées à sa mission de Réformatrice de l’Ordre de la Vierge.
Autrement dit, au delà de toutes les classifications possibles, il existe une profonde unité dans tout ce que nous livre Ste Thérèse à propos de la Vierge. Destinée à être la Réformatrice (ou la Restauratrice) de Son Ordre, elle va recevoir tout ce qu’il faut pour mener cette oeuvre à son terme, depuis sa dévotion d’enfant au Rosaire inculquée par sa mère, jusqu’aux plus hautes grâces mystiques Mariales.
1- Septembre 1560
L’idée d’un « Carmel réformé » a été avancée dans l’entourage de Thérèse. Elle y est favorable, mais hésite car « je me trouvais extrêmement heureuse dans la maison où je vivais » (Vie 32,10 236). Pourtant:
« Un jour où j’avais communié, le Seigneur me commanda vivement d’y travailler de toutes mes forces; il le promit que le monastère se ferait sans aucun doute, que Dieu y serait très bien servi, et me dit de la consacrer à saint Joseph, il garderait l’une de nos portes, Notre Dame garderait l’autre et le Christ se tiendrait au milieu de nous; il me dit encore que ce couvent serait une étoile resplendissante, […]. » (Vie 32,11 236)
Il s’agit là, du coup d’envoi de la Réforme, d’une certaine « Annonce à Thérèse », d’ailleurs réitérée (tout le passage serait à relire). C’est le Christ lui-même, un jour où Il est venu à Thérèse dans la Communion, qui « commande » cette fondation consacrée à St Joseph qui en sera un des protecteurs, l’autre protecteur étant la Vierge Marie. On peut difficilement viser plus haut. Et tout est donné à Thérèse, à la Réforme.
2- Assomption 1561
Après le « commandement du Christ », Thérèse s’est mise courageusement à l’oeuvre. Malgré de grandes difficultés et au sein de beaucoup de souffrances, cette fondation « matérielle » se prépare plus ou moins secrètement. Et voici que les deux protecteurs promis viennent s’occuper personnellement de la Fondatrice.
« A cette même époque, le jour de la fête de Notre Dame de l’Assomption, dans un monastère de l’Ordre du glorieux saint Dominique, je considérais le grand nombre de péchés que j’avais naguère confessés dans cette maison, et certaines choses de ma misérable vie. J’entrai dans un si grand ravissement que je fus à peu près hors de moi. Je m’assis, et comme ensuite il me sembla même n’avoir pas vu élever l’Hostie ne suivi la messe, je m’en fis un scrupule. Ainsi ravie, il me sembla qu’on me revêtait d’un vêtement d’une très lumineuse blancheur. Je ne vis pas tout d’abord qui m’en revêtait, mais je vis ensuite Notre Dame, à ma droite, et mon père saint Joseph, à ma gauche, me couvrir de ce vêtement. On me fit comprendre que j’étais dès lors lavée de mes péchés. Dès que je fus vêtue, dans la délectation d’une immense béatitude, il me sembla que Notre Dame me prenait les mains. Elle me dit que je lui causais une grande joie en servant le glorieux saint Joseph; je pouvais croire que mon projet de monastère se réaliserait, et que le Seigneur serait très bien servi dans ce couvent ainsi qu’eux deux; je ne devais point redouter de faillite dans ce domaine; même si l’obédience à laquelle je serais soumise n’était pas à mon gré, ils veilleraient sur moi, son Fils nous avait déjà promis d’être avec nous, et en gage de la vérité de cette promesse elle me donnait ce joyau. Elle avait, me semblait-il, passé à mon cou un très beau collier d’or auquel pendait une croix d’une grande valeur. Cet or et ces pierreries sont si différents de ceux d’ici-bas qu’on ne peut les comparer, leur beauté diffère entièrement de ce que nous pouvons imaginer, l’entendement ne peut concevoir la matière de ces vêtements ni imaginer la blancheur dont le Seigneur veut les faire briller à nos yeux, car, en comparaison, tout ici-bas semble comme dessiné avec de la suie, si on peut dire.
Je vis que Notre Dame était d’une immense beauté, sans toutefois distinguer un de ses traits en particulier, mais, dans l’ensemble, la forme de son visage, la blancheur dont ses vêtements resplendissaient doucement, sans éblouir. Je ne vis pas aussi clairement le glorieux saint Joseph, tout en voyant qu’il était là, comme dans les visions dont j’ai déjà parlé où on ne voit pas avec les yeux. Notre Dame me sembla toute jeune. Lorsqu’ils furent restés ainsi un peu de temps près de moi, – j’étais dans le béatitude d’une joie immense, plus vive que tout ce que j’avais jamais éprouvé et dont jamais je n’eusse voulu sortir, – il me sembla les voir monter au ciel entourés de la grande multitude des anges. Je me retrouvais bien seule, mais si réconfortée, et élevée, recueillie dans l’oraison et attendrie, que je fus un moment incapable de remuer ni parler, presque hors de moi. » (Vie 33,14-15 247-8)
Pour la « lecture » de cette grâce, je dois beaucoup au recueil « Ste Thérèse d’Avila, la Vierge Marie et le mystère du Carmel », par le P. Joseph de Sainte Marie 13-15 juillet 1970[13]. Plusieurs points sont à souligner:
a) le cadre: une messe. Thérèse pense à ses péchés. Fête de l’Assomption.
b) la première chose que voit Thérèse dans son ravissement (qui l’a empêchée de voir l’Hostie élevée) c’est un vêtement blanc dont on la revêt symbole du baptême: « on me fit comprendre que j’étais dès lors lavée de mes péchés ».
c) puis Thérèse découvre que c’est la Ste Vierge qui l’en a revêtue ainsi que St Joseph. Et Notre Dame lui prend les mains. Est-il exagéré d’y voir un geste proche de celui de la profession? Un genre de geste d’obédience que la Vierge demande à Thérèse?
d) la remise d’un collier avec une croix, le tout de grande valeur. A la suite du Père Joseph de Ste Marie, je vois là l’investiture solennelle de Thérèse comme Réformatrice de l’Ordre de la Vierge. Il s’agit finalement de la remise de la Croix pectorale rite de la consécration des Evêques, mais aussi des Abbés et Abbesses.
En résumé, il y a une parfaite cohérence entre la première grâce et la deuxième. Elles sont dans le prolongement l’une de l’autre. Après avoir été choisie pour une oeuvre (1ère grâce) Thérèse est activement préparée spirituellement à cette oeuvre (2ème grâce). Une vie nouvelle commence pour elle, dans la compagnie de la Vierge et de St Joseph dont la présence remplie le Carmel Réformé. En pleine célébration de l’Eucharistie, au jour où l’Eglise fête la glorification de Marie, ils sont venus replonger en quelque sorte Thérèse dans la grâce baptismale (le vêtement blanc), lui demander un geste de soumission (ses mains dans les mains de la Vierge), puis la consacrer réformatrice (croix pectorale).
Il y aurait beaucoup à dire encore sur ce récit. Je me contente de souligner uniquement trois détails:
a) Il s’agit de la première vision de la Vierge Marie et elle se réalise dans un cadre somptueux, glorieux, etc..
b) Seule la Vierge agit, et parle et est bien visible. Elle est le chef de l’expédition.
c) St Joseph n’est pas « vu » mais pressenti. Il ne dit pas un mot, comme dans l’Evangile!
3- Premier semestre 1563
Thérèse reçoit la permission de regagner définitivement le Carmel St Joseph.
« Le jour de notre retour fut pour moi d’une immense consolation. En oraison, dans la chapelle, avant d’entrer au monastère, presque en extase, je vis le Christ qui semblait me recevoir avec un grand amour; il posa sur ma tête une couronne, en me remerciant de ce que j’avais fait pour sa Mère. » (Vie 36,24 276)
Nouvelle grâce reçue en présence de l’Eucharistie. Thérèse a accompli la mission reçue et le Christ vient la couronner comme on couronne un vainqueur.
Mais le plus étonnant ce sont les « remerciements » du Christ, car Thérèse savait bien – elle l’a même écrit – que le Christ avait tout fait dans cette fondation – « j’ai toujours compris que le Seigneur a tout fait » (Vie 36,6 268).
Bref, cette délicatesse divine laisse rêveur… Vraiment, le ciel n’est pas à l’image de la terre!
On notera là encore que la Vierge occupe la première place. Le Christ ne remercie pas de ce qui a été fait pour saint Joseph.
4- Entre juillet 1563 et 1565
« Une autre fois, alors que nous étions toutes en prières dans le choeur, après Complies, je vis Notre Dame, dans une immense gloire, vêtue d’un manteau blanc sous lequel elle semblait nous abriter toutes. Je compris le haut degré de gloire que le Seigneur donnerait aux religieuses de cette maison. » (Vie 36,24 276)
Nouvelle grâce mariale. La protection de Marie sur l’Ordre manifestée par un geste hautement symbolique? N. D. se manifeste encore dans un climat de prière (au choeur!) et à nouveau dans une « immense gloire ». A la première vision (Cf. n°2 ci-dessus) elle s’occupe de Thérèse. A la deuxième ici, sa sollicitude enveloppe toutes les Carmélites. Et aux deux suivantes, nous allons voir cette sollicitude s’étendre aux « bienfaiteurs du Carmel.
5- Entre juillet 1563 et courant de l’année 1565
« Une autre fois je vis Notre Dame couvrir d’une cape très blanche le Présenté du même Ordre dont j’ai plusieurs fois parlé. Elle me dit qu’en récompense du service qu’il lui avait rendu en aidant à la fondation de cette maison, elle lui donnait ce manteau, signe de la pureté que garderait désormais son âme, car il ne tomberait pas en péché mortel. » (Vie 38,13 290)
Ici la Vierge ne prend pas sous son « propre » manteau ce religieux. Mais comme le Christ avait remercié Thérèse de ce qu’elle avait fait pour sa Mère, par le don d’une couronne, ainsi N. D. remercie ce dominicain de ce qu’il a fait pour Elle par le don d’un « manteau blanc ». A noter que du « blanc » accompagne chacune de ces trois premières visions de N. D.
6- A l’occasion de la fondation de Valladolid, automne 1568
Un gentilhomme de haute naissance offre à Thérèse une maison et un grand jardin dans cette localité au cas où cela la tenterait d’y fonder un « colombier de la Vierge », or …(Fondations 10,1-2 p. 657)
« 1 Antes que se fundase este monasterio de san José de Malagón, cuatro o cinco meses, tratando conmigo un caballero principal, mancebo, me dijo que si quería hacer monasterio en Valladolid, que él daría una casa que tenía con una huerta muy buena y grande que tenía dentro una gran viña, de muy buena gana, y quiso dar luego la posesión; tenía harto valor. Yo la tomé, aunque no estaba muy determinada a fundarle allí, porque estaba casi un cuarto de legua del lugar. Mas parecióme que se podría pasar a él, como allí se tomase la posesión. Y como él lo hacía tan de gana, no quise dejar de admitir su buena obra ni estorbar su devoción.
2 Desde a dos meses, poco más o menos, le dio un mal tan acelerado que le quitó la habla y no se pudo bien confesar, aunque tuvo muchas señales de pedir al Señor perdón. Murió muy en breve, harto lejos de donde yo estaba. Díjome el Señor que había estado su salvación en harta aventura y que había habido misericordia de él por aquel servicio que había hecho a su Madre en aquella casa que había dado para hacer monasterio de su Orden, y que no saldría del purgatorio hasta la primera misa que allí se dijese, que entonces saldría. Yo traía tan presente las graves penas de esta alma, que aunque en Toledo deseaba fundar, lo dejé por entonces, y me di toda la prisa que pude para fundar como pudiese en Valladolid. »
Aussi Thérèse se hâte de faire cette fondation,.. et lors de la 1ère messe, elle voit cette âme monter au Ciel, et de conclure: » On voit combien Notre Seigneur tient compte de la moindre des choses que l’on fait pour sa Mère; grande est sa Miséricorde » (Fondations 10,5 p. 658).
C’est volontairement que je fais passer cette grâce avant la suivante parce qu’elle est dans le prolongement des grâces 3, 4, et 5. Il est impressionnant de constater à quel point Notre Ordre est considéré par le Christ comme le bien propre de sa Mère. Tout ce qui est fait pour l’Ordre, Il le considère comme fait pour Marie. Et la récompense, c’est toujours le salut éternel. Ici comme précédemment le manteau blanc remis au dominicain, signe qu’il ne « tomberait pas en péché mortel ». Si tous nos bienfaiteurs savaient cela?!
7- 15 Août 1564 ou 1565
« Un jour de l’Assomption de la Reine des Anges Notre Dame, le Seigneur voulut bien m’accorder cette faveur: dans un ravissement, on me montra sa montée au Ciel, l’allégresse et la solennité avec lesquelles elle y fut reçue, et la place qu’elle y occupe. Je ne saurais dire comment cela se fit. Mon esprit fut glorieux de voir cette immense gloire. Cette vision eut de très grands effets, elle accrut mon désir de souffrir de plus grandes épreuves, et j’en gardai le vif désir de servir cette Dame, qui a tant mérité. » (Vie 39,26 p. 309)
A mon avis, cette grâce marque un tournant dans l’expérience mariale de Thérèse. D’une part, elle est bien dans le ligne des grâces précédentes: jour de grande fête, vision glorieuse, allégresse et solennité, mais d’autre part, elle se termine sur une note de gravité. Un peu comme dans la Transfiguration du Christ où les Apôtres voient le Christ en gloire mais l’entendent parler de ce qu’Il va vivre à Jérusalem. Ici, il semble que N.S. ou Notre Dame ait fait comprendre à Thérèse que cette Assomption glorieuse dont elle était le témoin ravi, était venue après les grandes souffrances de la Compassion (« cette Dame qui a tant mérité! »), et que le chemin pour parvenir à cette gloire était celui des épreuves (par compassion aussi). Nous voyons donc Notre Dame de la Compassion, un peu en filigrane, se présenter à Thérèse comme le modèle à imiter. Cette grâce est typique de la pédagogie divine: montrer le but « glorieux » pour donner le courage de gravir l’âpre montée qui y conduit.
Ces grandes preuves auxquelles, par grâce, Thérèse aspire vont lui être données par l’oeuvre des fondations, à savoir l’accroissement de l’Ordre de la Vierge. Ainsi sera exaucé son « vif désir de servir Notre Dame ». (Le verbe « servir » a une densité extraordinaire sous la plume de Thérèse, et mériterait qu’un jour quelqu’un en fasse l’étude approfondie.)
8- Alba de Tormès mi-février 1571
« Le Seigneur me dit un jour: « Toujours, tu désires des épreuves, et d’autre part tu les refuses; je dispose les choses d’après ce que je sais de ta volonté, et non selon ta sensualité et ta faiblesse. Prends courage, puisque tu vois combien je t’aide: j’ai voulu que tu gagnes cette couronne. De ton vivant tu verras l’Ordre de la Vierge faire de grands progrès. » (Faveurs de Dieu p. 543)
Il est difficile de cerner exactement la nature des épreuves dont il s’agit. La simple cohérence des paroles du Christ incline à penser que ces épreuves concernent les fondations qui se font de par Sa Volonté: « J’ai voulu que tu gagnes cette couronne ». Mais les épreuves de Thérèse porteront des fruits: « De ton vivant tu verras l’Ordre de la Vierge faire de grands progrès », donc « courage ». Les fondations permettent à Thérèse non seulement de réaliser son désir de servie Notre Dame, mais aussi de grandir dans l’imitation de Notre Dame. La grâce suivante, accordée deux mois après celle-ci est révélatrice de l’approfondissement marial de Thérèse.
9- Salamanque 18 Avril et jours suivants, 1571
Le soir de Pâques, à la fin d’une journée sans consolation, à l’écoute du petit cantique d’une soeur qui disait combien la vie sans Dieu est difficile à supporter, Thérèse entre en des transports impétueux qui la brisent physiquement et le lendemain elle raconte l’événement. En voici une partie:
« Naguère je n’arrivais pas à rejeter ma peine, et comme j’avais toute ma connaissance, cette peine intolérable me faisait pousser de grands cris que je ne pouvais retenir. Maintenant, ce transpercement s’est amplifié, il a atteint son terme, je comprends mieux celui de Notre Dame, car jusqu’ici, comme je le dis, je n’avais pas compris ce qu’est un transpercement. Mon corps en fut si rompu qu’aujourd’hui encore j’ai grand mal à écrire ceci, mes mains semblent désarticulées, et douloureuses. » (Faveurs de Dieu p. 544)
Thérèse, maintenant, éclaire sa propre expérience à la lumière de ce qu’a vécu Notre Dame de la Compassion, et le Christ vient la conforter dans cette démarche, car le récit se poursuit:
« Un jour, après la communion, j’eus très clairement l’impression que Notre Seigneur s’asseyait auprès de moi; il commença par me consoler avec de grandes marques de tendresse, et il me dit, entre autres choses: « Me voici, ma fille, c’est moi; montre-moi tes mains. » Il me semble qu’il les prenait et qu’il les rapprochait de son côté, en me disant: « Regarde mes plaies; je ne m’éloigne pas de toi; supporte cette vie, elle est brève. » D’après certaines des choses qu’il me dit, j’ai compris qu’il n’est jamais redescendu sur terre après sa montée au ciel pour communiquer avec qui que ce soit, si ce n’est dans le Très saint Sacrement. Il me dit « qu’après sa résurrection il avait vu Notre Dame; abîmée et transpercée par le chagrin, elle était dans une si grande détresse qu’elle ne revint pas immédiatement à elle pour jouir de cette jouissance. » Cela me fit comprendre le transpercement dont j’ai parlé, mais le mien était bien différent. Quel avait dû être celui de la Vierge! Il était resté longtemps avec elle, ç’avait été nécessaire pour la consoler. » (Faveurs p.545)
Nous sommes en plein climat « pascal » extase un jour de Pâques, mais le contenu de cette extase projette Thérèse au Vendredi Saint, près de Notre Dame. Quelque temps après, pendant l’action de grâces qui suit la communion, le Christ lui fait toucher ses plaies, et la console. Il vient consoler Thérèse, comme Il était venu consoler sa Mère, le jour de Pâques! Notre Dame était « transpercée » par le chagrin, Thérèse est aussi transpercée par l’amour et l’absence de Dieu. Et si elle comprend mieux ce qu’elle vit en regardant Notre Dame, ce qu’elle vit lui fait aussi mieux comprendre ce qu’a vécu Notre Dame: « quel avait dû être le transpercement de la Vierge »! Ainsi, petit à petit, elle se rapproche de Notre Dame de la Compassion, le Christ l’y aidant.
10- L’Incarnation, le 19 Janvier 1572
« La veille de la fête de Saint-Sébastien, la première année où je fus Prieure à l’Incarnation, au commencement du Salve, je vis descendre sur la stalle de la Prieure où est la statue de Notre-Dame, et s’y asseoir, la Mère de Dieu, entourée d’une grande multitude d’anges. Je ne vis pas ce me semble, la statue, mais cette Dame dont je parle. Il me parut qu’elle ressemblait à l’image que me donna la Comtesse, mais j’eus peu de temps pour m’en assurer, car je fus aussitôt ravie dans une grande extase. Il me semblait voir des anges sur les couronnes des stalles et sur les accoudoirs; je ne les voyais pas sous une forme corporelle, car c’était une vision intellectuelle. Elle resta là pendant tout le Salve, et me dit: « tu as bien fait de me placer ici; je serai témoin des louanges adressées à mon fils, et je les lui présenterai. » Après cela, j’entrai dans l’oraison, où il arrive que mon âme se trouve avec la Très Sainte-Trinité, il me semblait que la personne du Père m’attirait à Lui, et il me disait des paroles agréables. Entre autres choses, il me dit, me montrant ainsi combien il m’aimait: « Je t’ai donnée à mon Fils, à l’Esprit Saint, et à cette Vierge. Que peux-tu me donner, à moi? » (Faveurs de Dieu, p. 549)
Nous sommes là au coeur du Carmel! La Vierge préside l’office dans la stalle de la Prieure. Les soeurs chantent le Salve. La Vierge approuve d’avoir été mise à cette place, et se veut à la fois témoin des louanges adressées à son Fils et intermédiaire pour les lui présenter! Quelle grâce! et immédiatement après la prière liturgique, Thérèse entre en oraison. C’est d’une logique parfaite. Préparée en quelque sorte par la Vierge, cette oraison introduit dans l’intimité trinitaire!
Par ailleurs, de même que le Fils avait donné sainte Thérèse (en la personne de Jean) à sa Mère, ici, le Père donne sainte Thérèse à la Vierge. Or ce que le Père et le Fils font, le Saint Esprit le fait pareillement. Faut-il voir là, l’appartenance totale de sainte Thérèse à la Vierge de par la volonté expresse de la Ste Trinité???? Le type même de la vocation mariale?
11- L’Incarnation, 1572
« Le Seigneur me fit comprendre ce que c’est que l’esprit, et dans quel état l’âme se trouve alors, et comment il faut comprendre les paroles du Magnificat: « Exultavit spiritus meus » mais je ne saurais le répéter. » (Faveurs de Dieu Avila 1572 p.551)
Je me contente de rapporter cette grâce pour que le récit soit complet, mais il est difficile de l’exploiter. En tout cas, cette même année, cette catéchèse mariale se poursuit.
12- L’Incarnation, 1572
Un jour, sainte Thérèse de Jésus a des si gros maux de tête, qu’il lui est impossible de faire oraison. Alors le Seigneur vient à elle pour lui expliquer le prix de la souffrance. Entre autres, il lui dit:
« Penses-tu, ma fille, que le mérite consiste à jouir? Il ne consiste qu’à agir, et à souffrir, et à aimer. […] Ne crois pas quand tu vois ma Mère me tenir dans ses bras, qu’elle ait joui de ces bonheurs sans de graves tourments. Depuis que Siméon lui eut dit les paroles que tu sais, mon Père lui fit clairement voir ce que j’aurais à souffrir. » (Faveurs de Dieu Avila 1572 p.555)
Cette fois, ce n’est plus Notre Dame de la Compassion qui est présentée à sainte Thérèse, mais Notre Dame dans tout le mystère de sa vie, que le Christ révèle pleine de souffrances. Même si dans ce passage ce n’était pas l’unique exemple que le Seigneur utilisait pour donner à sainte Thérèse du courage dans la souffrance cela lui permet de mieux pénétrer dans l’intimité de la vie de la Vierge Marie. De fait le Seigneur prendra aussi l’exemple de saint Paul et des Pères du désert.
Le Seigneur poursuit sa pédagogie:
« Crois, ma fille, que mon Père inflige ses plus rudes épreuves à ceux qu’il aime le plus, elles répondent à leur amour. Comment pourrais-je mieux te montrer cet amour qu’en voulant pour toi ce que j’ai voulu pour moi? Regarde ces plaies, tes douleurs n’iront jamais jusque-là. Tel est le chemin de la vérité. Tu m’aideras ainsi à pleurer l’état de perdition dans lequel vivent ceux du monde […]. »
Et le Seigneur lui demandera de se rappeler souvent des paroles qu’il avait dites à ses apôtres: « le serviteur ne doit pas être plus que le maître » (Jn 13,16). Peut-on dire que dans ce cas il semble qu’il soit plus question de douleurs physiques que morales – rappelons-nous qu’elle avait de grands maux de tête? En fait ces douleurs physiques n’excluent pas de profondes épreuves de participation à la Rédemption.
Cinq années plus tard c’est toujours le même enseignement qu’elle donne à ses filles dans le livre des demeures (vers début novembre 1577). Au chapitre quatrième des septièmes demeures elle essaie d’expliquer à ses filles « le but pour lequel le Seigneur accorde tant de faveurs en ce monde »:
« Sa Majesté ne peut nous accorder une plus grande faveur que de nous faire vivre dans l’imitation de la vie de son Fils tant aimé[14]; j’ai donc la certitude que ces faveurs tendent à fortifier notre faiblesse, comme je l’ai parfois dit ici[15], afin que nous sachions, à son exemple, beaucoup souffrir. Nous avons toujours vu ceux qui ont vécu le plus près du Christ Notre Seigneur subir les plus grandes épreuves. Considérez celles de sa glorieuse Mère et des glorieux Apôtres. » (7D 4,4-5)[16]
Nous voyons qu’elle est dans la même logique.
13- Séville 8 sept 1575
« Le jour de Notre-Dame de la Nativité, j’éprouve une joie particulière. Quand arrive cette fête, il me semble bon de renouveler mes voeux; j’allais le faire, lorsque Notre-Dame se montra à moi dans une vision illuminative, j’eus le sentiment de les prononcer entre ses mains, et qu’ils lui étaient agréables. Cette vision dura quelques jours, Notre-Dame se tenait auprès de moi, vers la gauche. » (Faveurs de Dieu Séville, 8 Sept 1575)
[…] Toujours est-il que cette grâce ouvre sainte Thérèse de Jésus à une nouvelle expérience mariale. C’est la première fois qu’elle avoue vivre dans la compagnie de Notre Dame. (la petite Thérèse avait vécu une semaine sous le voile de Notre Dame) Indiscutablement nous approchons du sommet.
14- Séville 8 novembre 1575
« Dans l’octave de la Toussaint, j’ai passé deux ou trois jours très pénibles…
….Et cette nuit même, à Matines, ce même Seigneur, dans une vision intellectuelle si élevée qu’elle semblait presque imaginative se plaça dans mes bras comme on le peint dans la « Cinquième douleur » de la Très Sainte Vierge. Cette vision m’inspira une vive crainte, elle était si patente et si proche de moi que je me demandais si ce n’étais pas une illusion. Il me dit: « Ne t’étonne pas de cela, mon Père, sans comparaison, est beaucoup plus intimement uni à ton âme. » Je garde encore maintenant l’image de cette vision. Ce que j’ai dit de Notre Seigneur m’a duré plus d’un mois. C’est passé maintenant. » (Faveurs p. 845)
Le Christ, en se plaçant dans les bras de sainte Thérèse comme la tradition le représente dans les bras de la Vierge à la descente de Croix (en fait 6ème douleur), établit une réelle similitude entre Notre Dame de la Compassion et sainte Thérèse. On comprend la crainte de cette dernière d’être dans l’illusion. C’est là, la grâce suprême de conformité à Notre Dame de la Compassion, rarement donnée avec autant d’évidence dans toute l’histoire de l’Eglise, me semble-t-il! grâce de vie mariforme accordée comme il se doit par le Christ, lui qui conduit à la plénitude du Mystère de Marie. Selon l’une des deux lectures possibles du texte, il semblerait que cette grâce ait duré plus d’un mois. Ce serait alors la grâce mystique mariale la plus longue qu’ait connu sainte Thérèse.
Sainte Thérèse avait demandé et obtenu la grâce de représenter Ste Marie Madeleine au pied de la Croix (Cf 22 juillet 1572 Faveurs de Dieu p. 553). Le Christ lui donne plus, la place de sa Mère.
Sainte Thérèse ne relate plus aucune grâce mariale après celle-ci. Sans doute parce qu’elle est indépassable? Reçue trois ans après la grâce du Mariage Spirituel, cette grâce de conformité à la Vierge dans la plénitude de sa Maternité consacre sainte Thérèse Mère du Carmel, pour la grande épreuve. Cela se passe le 8 nov. à Séville. Le mois suivant, elle reçoit notification des décrets du Chapitre Général de Plaisance: ordre lui est donné de cesser toute fondation et de se retirer définitivement dans un couvent de son choix. En même temps, sur la dénonciation d’une ex-novice de Séville, l’Inquisition fait une descente au couvent. C’est le début de la grande tempête. Jean de la Croix sera enlevé et emprisonné. Tous les Déchaux et Déchaussées seront soumis aux Chaussés. Bref l’avenir du Carmel réformé se jouera là. Mais sainte Thérèse fera face admirablement et donnera la mesure de sa maternité remuant ciel et terre pour sauver la Réforme et remplir la mission reçue de Dieu.
Cette mission est quasiment achevée par la tenue du chapitre d’Alcalà, (début mars 1581) qui consacre l’autonomie de la Réforme Thérésienne. Ce même mois, en écho aux paroles intérieures entendues en 1571, Thérèse écrit, on pourrait dire « s’écrie », « je puis parler comme Siméon, car j’ai vu se réaliser dans l’Ordre de la Vierge ce que je désirais » (Lettre 361 mars 1581, M.A. p. 708).
Conclusion
A celle que le Christ avait choisi pour réformer l’Ordre de sa Mère, Ordre voué à « refléter l’image de Marie dans le monde », pouvait-il ne pas accorder une pleine grâce de conformité à Sa Mère, dans le plus grand de ses mystères, celui de sa Compassion?
Après tout cela, pouvons-nous encore minimiser la place de la Vierge dans la vie de sainte Thérèse?
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Notes
[1] Etude de soeur Anne-Thérèse o.c.d. du Carmel de Pontoise.
[2] F 29,31 p. 783 et autres.
[3] Habit : lettre 21 Juillet 1570 p. 53 et autres. Couvent: F 4,5 p. 628. Règle : F 14,5 p. 676. Prieure: Lettre 34 mars 1572, p. 72. Sœurs : F 18,7 p. 698.
[4] V 32,11 donné ici au n°1. Faveurs de Dieu 1572 haut de la p. 555.
[5]Jean Claude Sagne, O.P. Carmel 1979/1-« Marie, Mère de Miséricorde ».
[6] Vives Flammes 1966/3-n°39: Découverte de la Vierge.
[7] Vie 1,1 p. 14.
[8] Vie 1,7 p.16.
[9] Vie 19,5 p. 123. Faveurs de Dieu 1572 Incarnation d’Avila p. 553 etc..
[10] Chemin 21,2-3 p. 437. Chemin 24,2 p. 447.
[11] 3D 2,1 p. 894; 6D 7 entête p. 986; 6D 7,6.
[12] 6D7,13 p. 991. 7D 4,5 p. 1033.
[13] Joseph de saint Marie, « La Vierge du Mt Carmel, mystère et prophétie, Elie, Thérèse d’Avila, Fatima », Paris, 1985.
[14] « Il est clair que Sa vie ne fut qu’un tourment continuel […]. » (7D 3,8). Et dans la faveur de 1572 après que le Seigneur lui ait dit: « tu vois ma vie toute pleine de souffrances: as-tu entendu dire que j’aie eu des joies ailleurs qu’au mont Thabor » elle constate: « Il est vrai que je n’ai jamais entendu dire que le Seigneur ait eu une autre joie dans la vie que celle du Thabor » (Faveur Avila 1572 p. 556).
[15] 6D 9,16-17 et cf. 6D 1,7.
[16] Nous trouvons le même genre de remarque cinq ans plus tôt: « Si le Seigneur ne m’avait pas fait les faveurs qu’il m’a faites, je ne crois pas que j’aurais eu assez de courage pour les oeuvres accomplies, ni assez de force pour toutes les épreuves subies, les oppositions, les jugements téméraires. » (Faveurs 1572 p. 554)